Canal Grande e Palazzo Cavalli Franchetti, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
Italo Calvino, voyageur
des nids d’araignées et des villes invisibles :
de la Pléiade au Cahier de l’Herne.
Italo Calvino : Romans,
traduits de l’italien par
Yves Hersant, Christophe Mileschi, Martin Rueff & Roland Stragliati,
La Pléiade, Gallimard, 2024, 1328 p, 69 €.
Italo Calvino, Cahier de L’Herne, 2024, 304 p, 37 €.
Météore inattendu de la littérature transalpine, le romancier italien Italo Calvino (1923-1985) fut particulièrement perché, tant il était autant à l’affut de la connaissance que de l’invisible et de l’inexistant. Ce qui ne l’empêcha pas – bien au contraire – de donner forme et langue à son intellectuelle fantaisie. Il fait désormais l’objet d’une double consécration en entrant à la fois parmi la prestigieuse collection de la Pléiade et au fronton d’un Cahier de L’Herne. Sur les couvertures de ces généreux volumes, s’affiche le regard coquin, le sourire espiègle, l’acuité du regard, bien digne de l’auteur de Palomar, lorsque le personnage emprunte son nom à l’observatoire californien, qui usa longtemps du plus grand télescope au monde. Un tel écrivain oscille bien entre macrocosme et microcosme. Ainsi, confiant au « sentier des nids d’araignées », le soin de guider les partisans contre le fascisme, il reste un observateur scrupuleux de l’infime, alors que ses « baron perché » et « chevalier inexistant » préfèrent fuir un réel insuffisant au profit du fantastique. Plus loin dans sa carrière, il aime à énumérer en toute mystérieuse beauté ses Villes invisibles, naviguant à vue parmi les fantasmes urbains les plus indicibles, en embarquant son lecteur sur les navires de ses poèmes en prose. Tandis qu’un penchant métalittéraire s’invite lorsque « par une nuit d’hiver un voyageur », livre en main, se fait un tantinet borgésien.
Journaliste, essayiste, conteur, librettiste d’opéra, il est d’abord un romancier fécond, inclassable, papillonnant d’imagination, comme se surprenant lui-même à chaque nouvelle publication. Italo Calvino commença d’une manière classique, sinon conventionnelle, par l’histoire d’une résistance antifasciste, à laquelle il participa en personne en 1944, quoique le titre – Le Sentier des nids d’araignée – soit déjà bien insolite. Il n’est cependant pas autobiographique, pas lourdement engagé, d’autant que le regard de Pin, un gamin facétieux aux mille tours, une « face de macaque », oriente le récit moins vers la célébration historique que vers le roman picaresque pimenté de féérie. Pas d’héroïsme guerrier, mais des anti-héros, vu à travers le prisme de celui qui préfère, plutôt que l’infernal pathos de trop sérieux adultes, le monde magique des arachnides. Car découvrir un cadavre gonflé dans un champ, entendre les coups de feu, tout cela fait pleurer Pin qui goûte « les tanières des araignées et le pistolet enterré », mais aussi la beauté des lucioles…
Est-ce aller jusqu’à penser que la grandiloquence nazie a son envers chez les partisans ? Et même si à cette époque notre auteur se veut communiste jusqu’en 1957, à la suite de la répression féroce de l’insurrection hongroise par l’Union soviétique, il abandonnera bientôt une telle soumission. Cela va sans dire, le réalisme socialiste n’est pas pour lui. Aussi l’ironie pétille : « Au fond, Pin aimerait bien faire partie de la brigade noire, déambuler tout bardé de têtes de mort et de chargeurs de mitraillettes ».
L’on aurait pu croire qu’après Le Sentier des nids d’araignées Italo Calvino allait se confiner dans le réalisme et l’engagement militant, avec juste un zeste d’insolite. Pas le moins du monde. Dès lors le presque néoréalisme initial est évacué au profit de la liberté du fantastique. Les années cinquante voient éclore successivement Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché, puis Le Chevalier inexistant, qui font l’objet d’une trilogie intitulée Nos ancêtres, volontairement divertissante.
Particulièrement macabre est ce conte du vicomte, soldat coupé en deux par un coup de canon au cours d’une guerre entre Turcs et Chrétiens. Mais « la forte fibre des Terralba avait résisté. À présent, il était vivant et pourfendu ». Revenu en l’ancestral château où son père vit avec ses oiseaux, il ne mange que la moitié des poires, des champignons, suscitant l’étonnement de l’enfant narrateur. L’on y croise un « pavillon des courtisanes », une « conjuration de palais », « le Calamiteux et le Bon », avant que l’oncle du narrateur puisse redevenir « un homme entier ».
De nouveau un enfant, Cosimo, douze ans, nous est présenté dans Le Baron perché par son frère de huit ans, le narrateur. Excédé par sa famille, un père obsédé par les généalogies, une mère par les dentelles aux motifs militaires, une sœur perfide qui cuisine du porc-épic et des escargots décapités, voilà qui précipite la rébellion : en 1767 Cosimo grimpe définitivement sur la branche d’une yeuse. Comme si l’insolite et le burlesque étaient le signe du rejet des temps politiques et cruels par le romancier. Ce qui n’empêche pas le drôle de batailler contre des pirates, de lire « toute l’Encyclopédie de Diderot ». La blonde petite Viola parviendra-t-elle à le faire descendre de « son royaume » ? Ne devient-elle pas une jeune fille, une duchesse et veuve entreprenante, séduisante, délicieusement érotique dans « la conque » du noyer… Entre picaresque et lyrisme, le roman ne cesse de séduire le lecteur, sans compter la dimension de l’apologue.
Nous voici à l’époque de Charlemagne et des paladins, avec cette armure vide et animée, en un lointain souvenir des aventures de Don Quichotte et surtout du Roland furieux de l’Arioste, non plus brillamment héroïque et follement amoureux, mais ici pointant sans vergogne vers l’absurde et le fantastique. L’armure immaculée d’Algilulf cache le « Chevalier inexistant » alors que le « campement des infidèles » menace. Pour les uns il n’est qu’un « tas de ferraille », pour d’autres il est une légende, en particulier pour la narratrice, sœur Théodora, qui recompose le récit « à partir de vieux parchemins, de bavardages entendus au parloir et de quelques rares témoignages » ; le reste, elle l’imagine. Jusqu’au « campement du Graal », et la métamorphose de la nonne écrivaine en « la guerrière Bradamante » qui retrouve son « jeune et fougueux Raimbautl »…
Ce qui pouvait ressortir à un imaginaire médiéval, distordu et humoristique, se voit dépassé du côté de la série de petites fable – voire des Lumières au sens de l’apologue – avec Marcovaldo ou les saisons en ville. Représenter le monde contemporain est un défi pour Italo Calvino. Aussi le modeste et pauvre héros, dont le nom est emprunté à un géant de la littérature chevaleresque, n’est qu’un paysan immigré dans le nord industriel de l’Italie, exerçant un emploi non qualifié, père de famille nombreuse de surcroit. Le néoréalisme reprend-il des galons ? Mais au-delà du pathétique prolétarien, et sans lourdeur idéologique, apparaît le portrait d’un inadapté dans une société de masse, un bonhomme comique et mélancolique, ne ramassant en ville que des champignons toxiques, libérant d’un hôpital un lapin porteurs de germes mortels… Il vit à la fois dans le monde ouvrier et urbain, et dans celui des fantasmes et de l’ailleurs, le tout écrit sur le mode excentrique avec une gratifiante légèreté.
Bientôt la recherche scientifique se marie à la fantaisie, le cabinet de curiosité littéraire s’enrichit de l’association avec l’Oulipo, cet « Ouvroir de littérature potentielle », qui, avec Raymond Queneau, se gorge de jeux combinatoires, de contraintes formelles fécondes. Ce dont témoignent respectivement Les Villes invisibles et Si par une nuit d’hiver un voyageur, ce dernier tellement métalittéraire, où « le lecteur est le héros », où il lui arrive « des aventures plus romanesques encore que celles du roman ». Il tarde à ce dernier de rencontrer son double, « la Lectrice », dont le prénom est Ludmilla. La mise en abyme engage dix incipits romanesques enchâssés. Soit dix pastiches, entre espionnage et journal d’un névrosé, entre guerre civile et opus « politico-existentiel », entre thriller un brin vulgaire et érotisme japonisant, sans oublier, ô ironie, le journal intime d’un romancier dépourvu d’inspiration. Jeux de miroirs, personnages dédoublés, allusions littéraires, tant à Queneau qu’à Nabokov, Borges et Tanizaki, tout conspire à l’ahurissant objet postmoderne ; néanmoins rien de pontifiant, car animé par l’aisance. Les titres de chapitres finissent par former successivement une seule phrase, alors que l’auteur-narrateur ne cesse de tutoyer son lecteur. La poursuite des codes et des imaginaires de la littérature l’emporte définitivement.
Enfin, dans Monsieur Palomar, dont il existe une édition poétiquement illustrée par Yan Nascimbene[1], l’acuité scopique du phénoménologue prend le dessus. Une vision polyédrique d’un univers insaisissable tente de parfaire le cercle de l’observation. Le géographe des corps célestes façonne un processus moins narratif que descriptif, un objet romanesque non identifié, aux divers récits et à la lisière de l’essai, métatexte aux vingt-sept aventures. Chaque univers est un défi à la connaissance : vagues marines, prairie, sein nu, gorille albinos, comme un gigantesque cabinet de curiosité ; et au tout premier chef ciel aux astres lumineux. L’étonnant scrutateur range ses exercices sous l’égide de trois parties, elles-mêmes triplices : « Les Vacances de Monsieur Palomar », « Monsieur Palomar en ville », « Les Silences de Monsieur Palomar ». Curieusement, quoiqu’avec une intime discrétion, c’est peut-être le plus autobiographique des livres d’Italo Calvino, tant ses préoccupations et ses regards y sont incessants. En sus de la démarche scientifique, le sens poétique continue de charmer le lecteur, par exemple à l’occasion de l’observation des oiseaux : « À un moment donné, Monsieur Palomar s’aperçoit que le nombre d’être tourbillonnants à l’intérieur du globe augmente rapidement, comme si un courant extrêmement fougueux y transvasait une nouvelle population à la vitesse du sable s’écoulant dans le sablier »… Un rien borgésien, non ?
Il fallait bien un volume de la Pléiade, comme en écho à ceux de Borges, même si l’on peut regretter que les Cosmicomics n’aient pas été retenus. Ces nouvelles drolatiques – auxquelles on peut ajouter Temps zéro – se proposent d'alléger et de figurer les concepts ardus de la science contemporaine, à la lisière des mythes cosmogoniques et de la science-fiction. Entre espace et temps, démesurés, entre amibes et nébuleuses, l’univers présente une forme inaboutie, quoique bien parallèle à celui qui est le nôtre. L’ironie règne en maîtresse, conjointement avec une spéculation intellectuelle inventive. Néanmoins ce Pléiade, efficacement dirigé par Yves Hersant, effectue un cercle probant de la carrière romanesque calvinienne.
L’on a reproché, en Italie, à Calvino son succès, voire d’être devenu un classique, lui qui savait pourtant « pourquoi lire les classiques[2] », et, pire, au contraire d’un Pasolini, d’être « asocial », renonçant à l’action sur le monde, refusant d’être un phare politique. C’est se méprendre tant la liberté de l’imagination est une conquête politique. La vraisemblance et l’intrigue ayant volé en éclats, la pure beauté calvinienne peut se manifester. Comme lorsque, publiant Le Château des destins croisés, il fonde son récit sur une combinatoire des cartes d’un jeu de tarots.
Italo Calvino : Tarots, Franco Maria Ricci, 1974.
Photo : T. Guinhut.
Peut-être ces Villes invisibles sont-elles le sommet de la créativité calvinienne. Originellement publiées à Turin en 1972, ces proses se présentent comme le compte-rendu d’une imaginaire conversation entre Marco Polo et Kublai Khan, le premier lui offrant des portraits des villes européennes et asiatiques qu’il aurait visitées au cours de son expédition lointaine, forcément insolites pour un empereur Chinois du tournant du XIV° et du XV° siècle. D’abord exprimés par « gestes, sauts, cris d’émerveillement et d’horreur, aboiements, hurlements d’animaux ou par le truchement d’objets qu’il allait extraire de ces besaces », ces Villes invisibles deviennent en langue tartare comme « les flèches d’une ville aux pinacles élancés, faits de telle sorte que la Lune dans son voyage pouvait se poser tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre ». Le récit-cadre, disposé en une vingtaine de séquences, intercale une petite centaine de portrait de villes, organisés par thématiques récurrentes : « Les villes et le désir », « Les villes et la mémoire », ou encore « le nom », « les yeux », « les signes », « les morts »… Si délirantes qu’elles soient, elles sont l’écho, l’émanation de la cité originaire de Marco Polo : « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise ». Ainsi lorsqu’apparait : « Smeraldina, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent ».
Fantaisistes fleurs du fantasme, elles empruntent toutes leurs noms à des prénoms féminins. Parmi les « villes élancées », l’on visite « Ottavia, la ville-toile d’araignée », bâtie sur un filet tendu entre deux montagnes ; parmi « les villes et le ciel », « Andria [qui] fut construite avec un art tel que chacune de ses rues court suivant l’orbite d’une planète et que les édifices et les lieux de la vie en commun répètent l’ordre des constellations ». L’on rejoint « Valdrada » qui est « une ville droite sur le lac et une ville reflétée à l’envers » ; mieux, ses habitants « savent que tous leurs actes sont en même temps leurs actes et son image spéculaire ». L’imagerie urbaine fabuleuse ne va pas sans l’étrangeté des psychés. Ainsi, artistiquement belles ou effrayantes, comme sous le pinceau d’un écrivain inspiré, d’un peintre fou, à la manière de Monsù Desiderio, elles sont les coagulations du désir et du rêve, mais aussi des peurs qui nous agitent. « Seurapia d’en dessous » est habitée de « cadavres, séchés de manière à ce qu’il en reste le squelette revêtu de peau jaunâtre ».
Pour répondre aux propositions de Marco Polo, Kublai Khan possède un atlas éminemment borgésien, dans lequel non seulement figurent toutes les cités de son empire, mais aussi des « terres promises visitées en pensée, mais qui n’ont pas encore été découvertes ou fondées : La Nouvelle-Atlantide, Utopia, La Cité du Soleil, Océana, Tamoé, Armonia, New Lanark, Icaria ». Les fantômes des futurs fondateurs d’utopies livresques[3] se bousculent : Thomas More, Francis Bacon, Tommaso Campanella…
Alors que le poète prosateur prétend que ce volume tout bâti de Villes invisibles est « un rêve qui nait au cœur des villes invivables », ne peut-on pas considérer que nos espaces urbains deviennent de plus en plus des villes imaginaires, tant l’utopie, architecturale et d’intelligence artificielle, devient réalité. En conséquence, la ville se métamorphose et se renie sans cesse. Il faut alors évoquer Charles Baudelaire : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel[4] », disait-il dans « Le cygne », parmi les pages de ses « Tableaux parisiens ».
L’infinie poésie architecturale, virevoltante et créatrice, de ce bouquet coloré de topographies calviniennes incite à rêver des tableaux qui pourraient être peints par Salvador Dali ou Yves Tanguy. En effet ces d’œuvres d’arts verbales, cependant inclassables, car également proches du poème de Coleridge, « Le rêve de Kublai Khan[5] », relèvent à la fois d’une esthétique borgésienne et d’une démarche surréaliste. La part d’automatisme psychique en chasse lors de l’écriture n’est pas loin de celle d’Henri Michaux, qui, dans Voyage en grande Garabagne[6], invente des populations, des ethnies plus étranges les unes que les autres, « les Hac », « les Emanglons » ou « les Gaurs », qui ont des villes, des places et des spectacles incroyables et cruels…
Charles Baudelaire, dans les années 1860, est censé être l’inventeur du genre promis à un bel avenir du poème en prose, quoiqu’il se réfère au précédent de Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. Revenons à la préface-dédicace à Ernest Houssaye du Spleen de Paris, sous-titré « Petits poèmes en prose » : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant[7]. » Si Baudelaire parlait ici de Paris, il n’est en rien interdit d’appliquer cette intention, voire cette définition, un siècle plus tard, au travail d’Italo Calvino. Et si l’auteur des Feurs du mal se consacrait à transmuer la boue d’une réelle capitale en or poétique, celui du Cavalier inexistant plonge hardiment dans les territoires de l’imaginaire, au point que ses Villes invisibles ne soient perceptibles que par les yeux du langage. L’on devine alors que, devant cette petite centaine de poèmes en prose, l’humilité et le soin du traducteur doivent être à leur comble.
Il est à noter à cet égard que les éditions Gallimard se sont lancées depuis quelques temps dans une vaste opération de retraductions des œuvres d’Italo Calvino pour aboutir à ce volume de La Pléiade. Toujours sous les doigts avisés et soigneux de Martin Rueff et Yves Hersant, qui n’en doutons pas, savent insuffler à son interprétation ce qui devient un astre postbaudelairien, si évocateurs, aux qualités visuelles 3indéniables. C’est en effet ce que nous ressentons à se laisser porter par les mots français unis comme les doigts de la main à ceux italiens…
Un bonheur n’arrivant jamais seul, à ce Pléiade s’adjoint un Cahier de l’Herne, sous la direction de Christophe Mileschi et Martin Rueff. « Des enfants aux lettrés », Italo Calvino séduit, fascine, et rien n’est moins inutile qu’un « laboratoire central » pour sonder les multiples states et comètes d’une écriture qui se veut « un instrument de connaissance ».
L’œuvre surabondante dont ce Pléiade ne donne en fait qu’un aperçu, certes fondamental, ne serait-ce qu’en n’intégrant pas les essais, en particulier La Machine littérature[8], est ici sous le feux des témoignages d’amis, comme Pier Paolo Pasolini, Carlo Ginzburg, Giorgio Agamben, et des analyses critiques de spécialistes français et italiens, Philippe Daros, Mario Barenghi, Luca Baranelli, Fabio Gambaro… S’y ajoutent les visions d’écrivains qui sont nos contemporains, Marcel Bénabou, Hervé Le Tellier, Yannick Haenel. Le tout pour éclairer des pans parfois oubliés, comme les productions journalistiques, l’intérêt pour l’écologie : « c’est au travail de l’univers que nécessairement l’homme collabore ». De plus, lui qui aimait Fellini, Antonioni et Kurosawa, n’économise pas les chroniques cinématographiques…
Bien entendu, un Cahier de l’Herne se mesurant aussi à la quantité et à la qualité de textes inédits de l’auteur qui est à son fronton, ceux-là ne manquent pas de témoigner de son travail omnivore ainsi que du regard critique face à l’actualité de son siècle. En effet des développements de la littérature qui lui est contemporaine jusqu’à la conquête spatiale, de l’évolution des mœurs à l’enlèvement du Président de la Démocratie Chrétienne, Aldo Moro, par les Brigades rouges en 1978, la curiosité et l’acuité de l’écrivain se déploie. Après « Moro ou une tragédie du pouvoir » vient en toute logique « La question morale ». Reste qu’il s’agit là d’un « moraliste sans moraline » ; d’un esthète également, entre autres admirateur du peintre de paysages romantique, Turner.
Depuis une « autobiographie politique » venue de sa jeunesse jusqu’à un texte écrit peu de semaines avant sa mort, l’évolution est sidérale. Il n’échappe pas à devoir répondre au fameux « Pourquoi écrivez-vous ? » en arguant qu’il était « insatisfait » de ce qu’il avait déjà écrit, qu’il se lançait par admiration pour un modèle aussitôt oublié de façon à œuvrer à ce qui n’a pas été encore écrit, et surtout affirmant : « pour apprendre quelque chose que je ne sais pas ». Une quête de toute évidence et de tous azimuts.
« Identité », un texte remarquable, nous plonge dans les arcanes de notre auteur, mais en miroir dans nos propres arcanes : nous sommes d’abord nos souvenirs, tout en sachant combien le temps nous change, ensuite « le produit d’une culture », « Blanc européen consumériste, pétroliphage et alphabétifère », chromosomes et « continuité génétique ». Bref, « l’identité la plus affirmée et la plus sûre d’elle-même n’est rien d’autre qu’une sorte de sac ou de tube dans lequel tourbillonnent des matériaux hétérogènes ». Et ce n’est qu’une perle parmi le coffre aux trésors de ce Cahier…
Toute proportion gardée, en dépit des genres, littéraire pour l’un, cinématographique pour les autres, Italo Calvino emprunte une trajectoire voisine de celles de Luchino Visconti et de Federico Fellini. Le premier traque dans Rocco et ses frères la condition sociale la plus désespérée, pour aboutir aux somptuosités baroques de Louis II, le second va du néoréalisme de La Strada jusqu’aux fresques délirantes de Roma, du Satyricon, sans parler de Casanova et de La Cité des femmes. Du réalisme exigeant au fantastique le plus éblouissant, les lettres et les grand-écrans italiens ont su, des racines du sol aux couleurs de l’imaginaire, fleurir dans le mouvement vers les hauteurs de l’art. Italo Calvino est bien celui que Cesare Pavese appelait « l’écureuil de la plume ».
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Italo Calvino : Palomar, Seuil, 2003.
[2] Italo Calvino : Pourquoi lire les classiques, Folio, 2018.
[4] Charles Baudelaire : Les Fleurs du mal, La Pléiade, Gallimard, 2013, p 85.
[5] S. T. Coleridge : Le Dit du vieux marin, Librairie José Corti, 1947, p 91.
[6] Henri Michaux : Voyage en Grande Garabagne, Gallimard, 1936.
[7] Charles Baudelaire : Le Spleen de Paris, Œuvres I, ibidem, p 275.