Philippe Comar : Langue d’or, Gallimard, 2024, 258 p, 21 €.
En ce triptyque, non pas sacré, mais profane, les visages des femmes aimées, le temps, les ruines et les bibliothèques, traversent les extrapolations vers le passé et le futur entre les mains des écrivains. C’est ici le seul hasard des entreprises éditoriales croisées, de la réception des volumes par le modeste critique, sa curiosité lacunaire, qui permettent d’élire trois romans, triptyque dont la seule absolue cohérence est la langue française, mais à chaque fois avec un rapport étrange à la fiction, sans compter des titres insolites au point d’attirer l’oreille de la lecture. Patrick Cloux accroche la mémoire d’une compagne disparue à sa Bibliothèque gelée. Nunzio d’Annibale prétend Lire la rivière entre l’amour et le temps. Tandis que Philippe Comar jette sa Langue d’or parmi le tumulte de ruines futures. Trois livres enfin, dissemblables certes, quoique tous cernés par Eros et surtout Chronos, où subsistent la bibliothèque, la langue, sinon leurs ruines, même si la narrativité en souffrirait peut-être…
Un beau titre, quoique inquiétant, c’est le dernier opus de Patrick Cloux, intitulé La Bibliothèque gelée. Dont les livres vivent bien plus longuement que les humains qui les écrivent, les impriment, les publient, les lisent, les collectionnent. Que reste-t-il d’une femme aimée pendant quarante ans, face à la bibliothèque où elle a puisée ? Alors que disparue, quoique en notre « part commune » (pour reprendre le nom de l’éditeur) aucun de nous ne demeure. Y compris bien entendu l’auteur du roman, ou plutôt le narrateur de ce récit, de cette confession intime, élégiaque et émouvante : « Nos livres préférés en sont devenus fades », pour « un homme fatigué corroyant son passé en une impasse où la vérité décline ».
Une fois de plus, il sait « marcher à l’estime », pour reprendre l’un de ses précédents titres[1], dans lequel il s’appropriait le paysage des chemins, des herbes et des pierres ramassées. Sans ordre apparent, sinon celui de l’émotion, Patrick Cloux égrène et conjoint des souvenirs de celle qu’il aimait avec des allusions livresques venue d’étagères choisies. Sa femme « ma courageuse aux dix mille nuances », n’est plus. Aussi avoue-t-il : « Ma vie a pris une couleur monochrome ». Comme en un reflet du passé, une purgation, il s’attelle à « reclasser et interroger dans les combles les restes de notre bibliothèque commune ». Les livres ne sont pas suffisamment salvateurs, croisant Kafka, les romantiques allemands, alors que « la parole nous fut un exutoire magique ». Toujours cependant, « les livres m’élisent comme un frère »…
Alors qu’Eros tendrement personnifié a disparu, Chronos aurait-il tout emporté à sa suite ? Si le deuil marque la temporalité des êtres, peut-on avoir confiance en l’intemporalité de la littérature ? Avec la plume de Patrick Cloux encore vivante, rien d’impossible…
Il n’en reste pas moins qu’en affirmant le mot roman pour son ouvrage, il laisse le lecteur perplexe, tant la dimension personnelle, autobiographique est patente. À moins qu’il s’agisse d’affirmer la part fictive de toute entreprise d’écriture, que la femme aimée si longtemps ne soit plus que fiction ; de la même façon que la bibliothèque compte abondance de fiction…
Ciudad romana La Clunia, Burgos,Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Plus nettement romanesque est le va et vient où se croisent et s’entrechoquent Chronos et Eros dans le roman de Nunzio d’Annibale : Lire la rivière. Entre Vadim et Nora, la narration est diffractée, par le souvenir, mais aussi l’irréfragable désir amoureux, sexuel. Désir également géographique, puisque la ville de Rome, idéalisée, doit les réunir. Néanmoins l’atmosphère est assombrie par la rumeur des attentats terroristes, en particulier du Bataclan à Paris, ajoutant à l’insécurité amoureuse. Les deux amants tentent de prolonger l’assomption de la rencontre, afin de ne pas choir dans la quotidienneté, dans la torpeur morale, et finalement de compter vaincre le temps.Pour ce faire la nostalgie explose, une mythologie amoureuse onirique tente de se déployer.Le Tibre romain, dont ils sont les deux rives, pourrait les réunir dans la ville fantasmatique de l’amour éternel alors que celui-ci doit hélas prendre fin. L’on n’oublie pas que ROMA est l’anagramme d’AMOR…
En ce roman psychologique sont deux portraits croisés, entre la marne et le Tibre. Vadim est criminologue, spécialiste de la culpabilité féminine et de l’aveu, également observateur d’interrogatoires d’individus suspectés de meurtres d’enfants jetés dans des rivières, de plus auteur de quelques livres. Nora, « historienne de l’enfance », travaille sur « l’autorité parentale et sa déchéance ». Tous les deux sont un peu juristes, un peu historiens.
Vaste champ d’évocations entremêlées, le texte progresse de manière biaisée, à la recherche du « mot de passe de l’avenir pour entrer dans le passé ». Le réel devient cosa mentale, car « le temps n’existe plus et […] nous sommes la lame plantée dans son rouleau infiniment feuilleté ». Aussi la rencontre, sans cesse différée, prépare la liaison, puis la fin : « Patience, Nora ! La mort est au bout de la flèche du temps, elle finira par transpercer Vadim pour ton plus grand bonheur ».
Mais à l’intersection des deux amants, le narrateur est le troisième terme, à la fois confesseur et conseiller, comptable de leur histoire. Aussi rapporte-t-il de manière inévitablement subjective, guère omnisciente, voire fantasmatique, l’histoire de Vadim et Nora qui s’étire jusqu’à leurs quatre-vingt ans, bien que le récit reste à cet égard fort elliptique : « Il est évident que le narrateur découpe cette histoire comme on découpe un corps, essayant de vous perdre dans l’éparpillement des organes et des indentifications ». Y compris des pages, moins intenses, comme celles du « Cahier fou. Ou sept jours sans elle ». Le poudroiement chronologique est aussi une géographie : « l’on pourrait cartographier le discours amoureux de chacun pour en déduire des boucles logiques en formes de tourbillons nucléides ».
Les temps se télescopent, des allusions à l’Antiquité, à la mythologie, dont la Muse si précieuse pour l’inspiration, jusqu’aux « gribouillis sublimes de Twombly », ce peintre américain qui s’était installé dans la cité des empereurs. Tout un substrat culturel contribue à la mémoire des amants. « Eros les mains vides », « Chronos le fuyard » tous deux rencontrent « Antéros », maître des coups de foudre et des amours réciproques, donc du « chef-d’œuvre de leur couple ». Au point qu’ils souhaitaient « qu’au moment venu je récupère leurs corps anesthésiés et au seuil de la mort afin de les ouvrir et de les coudre l’un à l’autre ». S’agit-il d’une vanité baroque…
Selon une telle perspective, il ne semble pas qu’un tel rare et atypique objet romanesque puisse avoir un début et une fin. Toutefois, « les dés lancés au début du livre ont bien fleuri maintenant ». Si la narrativité dispersée prend le risque de laisser quelque lecteur sur la touche, prose poétique plus que romanesque, le livre n’en n’est pas moins étrangement séduisant, fascinant, inquiétant aussi.
« Lire la rivière » du temps, lire celle qui joint et sépare deux amants dissemblables, celle du désir, mais également celle de la littérature elle-même. En effet de subtils échos se font jour avec Roméo et Juliette de Shakespeare, Ada et l’ardeur de Nabokov (dont il éprouve l’ahurissante beauté), sans préjuger de la finitude de la liste. Né en 1978, Nunzio d’Annibale n’en n’est pas à son coup d’essai puisque ce roman lyrique et élégiaque, doté une écriture subtile et poétique, fut précédé par Le Manuscrit de Tchernobyl[2]. Dans cette dernière étrangeté littéraire, git une langue dégradée, saturée de souvenirs de langues diverses abâtardies : le « tchernobylien », métaphore et conséquence hyperbolique de la catastrophe nucléaire. L’entreprise, un rien joycienne, surprend : « ça grouye de partouz ». Y compris dans le corps et les plus ou moins mots du personnage nommé « Nnz Dnnbl »,sorte de fœtus sans âge. Si la lecture en est ainsi peut-être délicate, il ne faut pas exclure un plaisir linguistique babélien…
Chronos a frappé encore plus durement dans le roman de Philippe Comar, intitulé Langue d’or. Dans un futur digne d’une effarante anticipation, un narrateur erre dans « les décombres de la Grande bibliothèque ». Alentour, parmi « un paysage d’apocalypse », l’humanité est retombée au plus brutal état sauvage. Les meutes fouillent les ruines et la boue pour survivre comme des bêtes porcines. Depuis « la guerre des Genres, il n’est plus d’usage que mâles et femelles vivent ensemble », de surcroit « les humaines sont toutes géantes ». L’on devine que parmi l’impressionnante dystopie, la satire d’une idéologique lubie de notre temps se fait ici mordante, non sans une ironie bienvenue.
À l’encontre du titre, les post-humains sont mutiques, hors quelques éructations en guise de communication orale. Heureusement, de rares individus, ayant surpris les livres et leurs signes, travaillent au rétablissement de la langue française et de sa transmission. Quoiqu’infantilisé par son nom, ou plutôt le diminutif, Fifi, le héros géomètre, enlève Lalie, une enfant, pour la séquestrer dans un « terrier ». Non ! il n’abusera pas d’elle ; mais au contraire se fera son mentor, de façon à lui apprendre le langage, lui permettre d’accéder à la parole, à la lecture, à l’écriture. En ce sens, il s’agit d’un roman d’éducation, sinon d’un traité, à la lisière de celui de Jean Paul Richter, qui met en scène l’éducation souterraine du jeune Gustav : La loge invisible[3], œuvre à la lisière des Lumières – l’Aufklärung – et du romantisme allemand.
Peu à peu, le terrier s’orne de volumes anciens, dont l’Histoire naturelle générale et particulière des singes de Buffon, puis des sculptures de Lalie, nouvelle artiste : « notre terrier était devenu un éclatant exemple du style rocaille, peuplé de figures extravagantes, mi-végétales mi-animales, de mascarons grotesques ». Elle devient une lectrice idéale, pour laquelle le narrateur éprouve, sinon une érotique passion, un réal amour paternel.
Mais il est bien difficile d’échapper à « la furie des ignorants », lorsque frappe le vandalisme, en cela aidé par un tremblement de terre. Ne conservera-t-on que Les Comptines du Père Castor, que Le Cadastre du Chaos ? Comme pour revenir à l’art pariétal préhistorique, ne restera plus que la nécessité d’écrire au scalpel sur les parois de la cellule du narrateur « l’histoire de celle qui parle bien ». Comme une pratique testamentaire, destinée à nous avertir : les civilisations sont mortelles, et pourtant la langue est leur garante.
La langue est bien d’or en ce roman frappant, touffus, lumineux et sombre à la fois. L’apologue vise à montrer comment, malgré tout effondrement, l’humanité réelle ne peut subsister, se développer qu’au moyen du langage, des belles lettres. Le romancier, par ailleurs plasticien, également auteur d’essais d’esthétique, dont Figures du corps[4] ou d’étranges Mémoires de mon crâne[5], engage un processus d’écriture polymorphe, abondamment, richement imagé.
Il est difficile d’imaginer qu’un écrivain, qu’un artiste, ne soit jamais confronté à la dichotomie, mais aussi à la complicité, entre Eros et Chronos. Loin des facilités des faiseurs de billevesées romanesques passagèrement à la mode, ces trois écrivains – au sens le plus noble du terme – travaillent leurs romans comme des tableaux, plus que des récits. Pour Patrick Cloux, Nunzio d’Annibale et Philippe Comar, aimer avec et contre le temps est tout un programme, un défi existentiel, une catharsis esthétique. Chez eux trois, la langue est veinée d’or.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.