Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.
Photo : T. Guinhut.
Onirocritique grecque et Mondes invisibles.
Ou l'interprétation des rêves d’Artémidore à Foucault,
en passant par Avicenne, Freud
& Walter Benjamin.
Artémidore : La Clef des songes,
traduit du grec par André-Jean Festugières, Vrin, 1975, 300 p, 37 €.
L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault,
édité par Christophe Chandezon et Julien Dubouchet,
Les Belles Lettres, 2023, 462 p, 55 €.
Walter Benjamin : Rêves, Le Promeneur, 2009,
traduit de l’allemand par Christophe David, 168 p, 21,50 €.
Mondes invisibles, Cahier dirigé par Sylvain Ledda,
L’Herne, 2023, 280 p, 33 €.
Contrairement à l’expression commune qui attribue le sommeil aux bras de Morphée, ce n’est pas lui qui en est le dieu, mais Hypnos. En une grotte somptueuse et douillette, il dort. S’il s’éveille, ce n’est que pour envoyer au service du dormeur l’un de ses trois aides empressés : Morphée, « imitateur de l’homme et de ses traits[1] », qui se métamorphose en toute personne rencontrée par le rêveur, Phantasos, dispensateur de rêves agréables, Phobétor enfin, chargé de brassées de cauchemars. Tout un monde invisible aux cinq sens diurnes s’anime alors, bien que nous sachions que seule une infime partie de notre univers onirique accède à la surprise du réveil. Or ce domaine nébuleux n’est pas loin des mondes invisibles stimulés par le désir, l’imagination et l’urgence de la transcendance qui agitent l’esprit humain. Ainsi affleure la postulation de l’au-delà, de l’esprit des morts, des dieux mêmes.
L’étymologie du rêve est incertaine. Il viendrait du gallo-romain « esver », soit vagabonder, ou « raver », soit délirer. Voir en songe pendant le sommeil, ou se laisser aller à la rêverie pendant le jour, sont les deux facettes du mystère onirique ; la première cependant restant la plus fascinante, soumise depuis la plus haute Antiquité à une foule d’interprétations, d’Artémidore à Freud, plus fantaisistes les unes que les autres, oraculaires ou sexuelles. Prenons néanmoins pour guide le célèbre incipit d’Aurélia, de Gérard de Nerval : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible[2] ». Ainsi se nouent les relations entre l’onirocritique grecque et les « Mondes invisibles » déployé par un Cahier de L’Herne. Fatras fumeux ou marques indélébiles d’un esprit humain qui interrogèrent également la sagacité d’Avicenne, de Freud, de Walter Benjamin et que les neurosciences ont bien du mal à démêler.
Le philosophe grec du V° siècle, Synesius de Cyrène ponctuait son « Eloge de la calvitie[3] » avec bien des arguments : elle est le signe de la raison et de la sagesse, le chauve ne pouvait au combat être saisi par les cheveux… En revanche, Artémidore interprète avec autorité le rêve de calvitie, qui, selon lui, signifie perdre tout ce qui concerne l’ornement de l’existence. Où l’on voit bien que la recherche de la vérité onirique est tirée par les cheveux !
Entre oniromancie et onirocritique il y a loin. La première est de l’ordre de la divination, ce dont l’Antiquité grecque et romaine est friande. La seconde se veut un peu plus rationnelle. C’est la voie qu’emprunte ce fort volume collectif, sous la direction de Christophe Chandezon et Julien Dubouchet : L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault. Le point de départ est un étrange opuscule : Oneirokritika ou Traité d’interprétation des songes, d’Artémidore de Daldis, écrivain et philosophe syrien d'expression grecque du II° siècle. C’est le seul traité antique d’interprétation des rêves qui soit intégralement conservé.
Ancêtre tout aussi talentueux et extravagant que Freud et praticien de la divination, Artémidore cependant prend le soin de différencier faux devins et autres nécromanciens de ceux véridiques, qui savent interroger les oiseaux, les astres et les prodiges. Il fait appel à un classement des espèces, à une zoologie et une botanique oniriques, où l’olivier est féminin, le chêne masculin, ce que Cristiana Franco appelle « une caractérisation genrée du symbole onirique ». L’on est stupéfait et amusé à la fois de découvrir par exemple que « la hyène signifie une femme qui fait l’homme ou une envoûteuse, ou bien un homme qui est un sodomite innocent ».
Le songe est un enjeu de la « culture agonistique » antique, soit la culture athlétique ; la réussite sportive rêvée devenant une métaphore de l’accomplissement, y compris en cette occasion la mort. Se nourrir, faire le marché, les plaisirs de la table pullulent dans les songes, signifiant la crainte de la famine, ou le désir d’ascension sociale, lorsqu’éclate la somptuosité gastronomique. Ce qui n’est pas sans permettre un tableau de l’alimentation romaine. De même l’on rêve d’accéder à la richesse, à la magistrature, de participer au gouvernement de la cité. Plus haut encore, ce sont les « mondes divins » qui sollicitent le rêveur Sa secrète activité psychique lui permet de communiquer avec les puissances supérieures, dont l’omniscience est un modèle à atteindre. Au-delà de la stricte clé des songes, l’on se rend compte qu’Artémidore déploie tout un panorama de la société de son temps, de ses mœurs et de ses pratiques religieuses.
Si une poignée d’interprétations artémidoriennes paraissent douées d’une certaine logique, d’autres surprennent pour le moins : « la crucifixion signifiant gloire et abondance de biens - gloire parce que le crucifié est très haut placé, abondance de biens parce qu’il sert de nourriture à beaucoup de rapaces » !
Sa réputation a franchi l’espace et le temps. Traduit en arabe, vers le milieu du IX° siècle, il témoigne de la faveur de l’oniromancie dans l’Islam, le prophète ayant beaucoup rêvé alors que « le rêve du croyant continuerait à représenter d’authentiques messages venus d’en haut ». En conséquence la traduction est édulcorée, voire censurée, tant le paganisme d’Artémidore est flagrant.
Lors de la Renaissance, il est redécouvert, publié par Alde Manuce dans son texte grec, en 1518. S’ensuivent de nombreuses éditions, bilingues latin-grec, puis en français, prisées par les médecins. L’aura scientifique de la chose fut ternie par les méfiances papales et luthériennes à l’égard de la divination, puis par une conception de science préférant les faits aux signes. Pourtant à partir de 1715, en Allemagne, l’on compila d’abondantes clefs des songes, en particulier prémonitoires ; ce dont s’inspira le célèbre et controversé charlatan Cagliostro. Par la suite, Gotthilf Heinrich Schubert publia un traité récusant « le réductionnisme physiologique des Lumières » en faveur d’un « langage onirique particulier, une symbolique du rêve ». Le romantisme coexiste avec un catholicisme qui prétend « donner des songes une explication raisonnable et morale ». Freud, lui, préféra chercher des clefs dans le passé des rêveurs, de manière un peu plus rationnelle.
Enfin, Michel Foucault[4] vient privilégier « une interprétation sociologique d’Artémidore[5] ». Lorsque l’histoire des sciences n’est plus entendue comme histoire du vrai, sonne l’heure de Subjectivité et vérité. C’est dans ce volume de cours, qu’il commente notre oniriste grec, le rêve étant à cet égard un point charnière et d’interrogation. Car, sujet conscient, nous sommes aussi sujet rêveur : « l’onirocritique ancienne, c’est cela : une manière de vivre, une manière de vivre en tant que, pendant au moins une partie de ses nuits, on est un sujet rêveur ». L’on devine que l’auteur de L’Histoire de la sexualité, y traque les rêves à contenu sexuel, de façon à lire chez Artémidore « les distributions et les hiérarchies morales des actes sexuels dont il parle [et la] signification économique et politique[6] ». L’on sait que cette morale ne réprouve à peu près que ce qui est subi de la part d’un inférieur. De plus bien des rêves interprétés par Artémidore portent sur des relations incestueuses, rêves qui ont des significations négatives, « à l’exception de l’inceste entre mère et fils qui annonce des profits matériels et symboliques[7] » ! Sachons que notre interprète antique réprouve les actes sexuels avec les dieux, les animaux, les cadavres, entre deux femmes, tous hors-nature… Ainsi pour Michel Foucault rapports sexuels et rapports sociaux ne sont pas dissociables.
Au travers du statut des rêves, la pléiade de chercheurs ici convoqués, historiens, anthropologues et philologues, s’intéresse non seulement à la culture gréco-romaine, à sa conception du monde et des dieux, mais à des univers aussi différents que l’Islam médiéval ou l’Allemagne des Lumières, du romantisme, jusqu’à notre contemporain. Le volume, profus, est impressionnant de précisions, de perspectives…
Loin d’être absurde, selon Sigmund Freud, le rêve serait un processus de réalisation du désir. Dans son Interprétation des rêves, en 1899, il postule que rêver est en fait la mise au jour du refoulé, donc de l’inconscient. S’il prétend n’y pas confier une clef des songes, quoique n’oubliant pas de se référer à Artémidore, il insiste sur la dimension œdipéenne, sur l’impact d’une sexualité récurrente.
Une fois de plus s’agit-il de vouloir donner à toute force un sens à ce qui n’en aurait guère ? Certes, nous avons tous des rêves érotiques parfois exquis, des cauchemars où nous tombons d’une falaise, où nous devons repasser un examen scolaire, universitaire, où nous avons déjà plus ou moins brillamment réussi, de voler au-dessus des terres et des mers avec une aisance absolue. Dans ce dernier cas, par exemple, ce « sont des rêves d’érection, parce que le phénomène remarquable de l’érection, qui n’a cessé de préoccuper l’imagination humaine, doit lui apparaître comme la suppression de la pesanteur (cf. les phallus ailés des Anciens) ». Voilà qui est un peu tiré par le phallus…
Néanmoins, malgré son peu de scientificité, sinon psychanalytique, Freud ne fait preuve de guère de superstition : « Le rêve révèle le passé. Car c’est dans le passé qu’il a toutes ses racines. Certes, l’antique croyance aux rêves prophétiques n’est pas fausse en tous points. Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé par le désir indestructible, à l’image du passé[8] ». Le père de la psychanalyse n’avait pu voir émerger les neurosciences…
Ces deux volets complémentaires auraient pu être rassemblés par Walter Benjamin lui-même en un tel volume, si les convulsions politiques de son temps lui avaient permis de garder la vie. Ainsi édité par Burkhardt Lindner, probablement répond-il à un vœu secret de l’auteur de ces récits de rêves, recueillis chronologiquement et complétés par diverses bribes qui ressortissent à l’interprétation. Rêveur, il note scrupuleusement la découverte de « fétiches et sanctuaires mexicains », sa visite nocturne dans le cabinet de travail de Goethe, dans un musée. Mais aussi des images plus cauchemardesques, comme ce fantôme dans une cage d’escalier « qui me paralysa en me jetant un sort ». Ou encore : « je me suicidai avec un fusil », ce que d’aucun qualifierait imprudemment de rêve prémonitoire, puisqu’il se suicida lorsqu’il craignit d’être renvoyé à la frontière française, à Port-Bou, donc livré aux Nazis.
L’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[9], tente de se changer en théoricien, tâtonnant à la recherche de la clef des songes : « dans la langue du rêve, le sens est caché à la manière d’une figure dans un dessin-devinette ». L’on pourrait craindre que Walter Benjamin, qui rédigea sa thèse dans le cadre de l’idéalisme romantique allemand[10], ait une conception de l’onirisme encore largement dépendante du romantisme, mais aussi du surréalisme dont il est le contemporain. Cependant le voilà plus réaliste. « Le rêve n’ouvre plus sur un lointain bleu. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal ». Quant au cauchemar, ne vient-il pas « d’une nécessité d’apaiser l’horreur devant la mort - qui est certaine - en évoquant une horreur encore plus profonde devant des choses, qui, elles, sont incertaines et nous seront peut-être épargnées[11] »… Mais si l’on trouve ça et là quelques perles, le recueil, où rôdent Proust, Freud et Bergson, se ressent d’être un rabibochage de fragments, liés de près ou de loin à la thématique du rêve ; bien fidèle cependant à la technique benjamienne, soit la prise de notes infinie, en vue d’ouvrages rarement achevés, entre Paris et Baudelaire[12].
Si l’on sait que les progrès de l’imagerie médicale ont permis de mieux comprendre les mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre durant les rêves, invalidant Artémidore et Freud, l’on est loin d’avoir trouvé la clef des songes. Lors de la phase de sommeil paradoxal, quatre zones cervicales s’activent : régions visuo-spatiales, situées à l’arrière du cerveau, cortex moteur, hippocampe, lié à la mémoire autobiographique, amygdale et cortex cingulaire. Ce sont là des centres émotionnels profonds, plus actifs durant le sommeil paradoxal qu’à l’état de veille. Pendant ce temps le cortex préfontal, siège des idées rationnelles, des prises de décision, est endormi. À quoi servirait le rêve nocturne ? Ce mécanisme de rangement favoriserait la mémorisation, la gestion des émotions, l’oubli des plus stressantes, mais aussi la créativité. Une auto-thérapie en quelque sorte.
Philosophe et médecin persan du XI° siècle, Avicenne prétendait connaître la « cause du rêve et de sa vérité ». En une minuscule poignée de pages, il professe : « Le rêve vient de ce que la faculté de l’imagination reste seule, qu’elle se libère de l’influence de l’action des sens ». L’interprétation se fait, dit-il, « le plus souvent par conjecture », sans en dire plus. Il relie néanmoins la disposition onirique aux « mondes invisibles », car « un homme doué d’une âme très subtile […] peut percevoir en état d’éveil ce qu’elle verrait en rêve[13] ».
Ainsi, les songes et leurs significations rejoignent les champs de l’excentricité et de la superstition qui confluent dans les mondes invisibles, prétendument révélés par le spiritisme, l’occultisme et autres billevesées. Pourtant tant de penseurs, d’écrivains, d’artistes ont cédé à de tels mirages. Comment l’expliquer ? Il faudra rien moins qu’un Cahier de L’Herne pour rêver une réponse tangible…
Préférer l’irrationnel au rationnel, l’invisible au visible, quelle folie ! Pourtant, nombreux sont les penseurs, les écrivains, à fantasmer, sinon à percevoir, le paranormal et l’au-delà. Partons, avec Sylvain Ledda, directeur et préfacier de ces Mondes invisibles, un insolite Cahier de L’Herne, collection habituée aux études monographiques sur des auteurs, à la découverte d’une culture à contre-courant. Pourquoi le sceptique peut-il néanmoins s’intéresser à une telle myriade de fantaisies occultes ? Car des Lumières au XX° siècle, spiritisme, au-delà, occultisme, affolent les consciences et les Lettres.
La suggestive formule de Gérard de Nerval, au début d’Aurélia, en 1855, est encore une fois le sésame de cet ouvrage : « les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Il faut alors choisir la voie de l’initiation, ou subir la folie, comme le poète. Son siècle, positivisme et scientiste, a son envers, celui des songes, des spiritualités venues de Dante et de Swedenborg, de l’hermétisme et de la mystique, irrigués par l’orphisme ou l’Apocalypse de Jean. Victor Hugo fait tourner les tables du spiritisme et entend parler les morts : Dante ou Napoléon empruntent le style emphatique de l’auteur des Contemplations, dont les vers chuchotent avec les défunts, via l’hypnagogie. L’on devine qu’à cette sincère passion s’associe un charlatanisme éhonté. La photographie n’échappe pas aux trucages fantomatiques. Toute la première partie de notre ouvrage embrasse la vogue surabondante des manifestations spirites.
Au XX° siècle, la pérennité du fantastique est patente avec Le Matin des magiciens de Louis Pauwels[14], qui fit en 1960 grand bruit. Le retour du religieux et le goût de l’occultisme s’acoquine avec des sectes, des fins idéologiques dangereuses. Aujourd’hui Internet, le darkweb, permettraient-il aux défunts communiquer avec leurs proches ?
Les scientifiques lorgnent les régions occultes, en témoignent l’alchimie et le vitalisme qui ont fait long feu, sans compter les fantaisistes, comme Messmer, qui prétendit au magnétisme animal, à la circulation de l’énergie vitale. L’astrologie fascine depuis les Anciens, mais elle figure dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec l’objectivité historique requise, dénonçant les superstitions.
Des Lumières aux romantiques, des plus rigoureux scientifiques aux illuminés du XIX° siècle, ce Cahier de L’Herne brasse large. Du symbolisme et de la magie dans la partie centrale du volume aux mystères individuels et collectifs qui referment le triptyque, le frisson de l’initié voisine avec l’analyse de la fiction.
Le cabinet de curiosité de l’esprit humain s’enrichit des vertigineux mystères de l’univers. Si ce Cahier ne nous convainc pas de confier sa vie aux mondes invisibles, il nous guide vers les capacités imaginatives de maints esprits, écrivains et poètes, pas si inactuelles. D’autant que les grandes peurs, d’antan et d’aujourd’hui, climatiques, sanitaires ou nées des conflits, peuvent ranimer le recours à l’occultisme et à l’ésotérisme. Le regain d’intérêt, cette fois féministe, pour les sorcières[15] n’en est-il pas la preuve…
Historiens, sociologues, anthropologues, philosophes et chercheurs en littérature, les auteurs de ce cahier ne sont en rien des crédules. Leur champ d’investigation, entre 1750 et 1960, est couvert au moyen d’une démarche descriptive et analytique, montrant combien ces terrains oniriques ont infusé la création littéraire et artistique. Ainsi, des inédits, des raretés émaillent ce Cahier : Dom Calmet et ses Raisonnements sur les vampires, Joséphin Péladan maître de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix.
Si nous avons négligé la nocturne sobriété de la couverture, détrompons-nous : elle cache un motif invisible que seul un QRcode permet de découvrir et que nous laisserons à la disposition de la curiosité du lecteur et du rêveur. Ne doutons pas que ce Cahier de l’Herne entretienne quelque rapport étroit avec l’un de ses prédécesseurs intitulé Romantisme noir[16]. Car à la charnière du XVIII° et du XIX° siècle bien des auteurs cultivèrent l’effroi et le cauchemar, entre roman gothique anglais[17] et morbidité baudelairienne.
Quoiqu’au risque de castrer le songe de sa dimension impénétrable, voire plus banale et moins prestigieuse qu’il n’y paraissait, peut-être le rêve réécrit est-il plus parlant, tel celui du « Christ mort », sous la plume Jean-Paul Richter, ce romantique échevelé, originellement publié dans le roman Sibenkäs[18] en 1795, soit près d’un siècle avant la nietzschéenne mort de Dieu. Voilà qui impressionna fort en son temps, au point que Madame de Staël, dans son essai De l’Allemagne[19], paru en 1813, le traduisit in extenso. En voici le moment crucial : « Le Christ poursuivit : J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils et j’ai volé avec les Voies Lactées à travers les solitudes célestes ; mais il n’y a point de Dieu[20] ». Heureusement, de ce cauchemar, le narrateur se réveille rasséréné. Une telle scène fut-elle rêvée par Jean-Paul Richter et brillamment réécrite au réveil, ou ne relève-t-elle que de la fiction romanesque ? Car mieux encore, il faut compter avec les écrivains, romanciers et poètes pour agrémenter leurs fictions. En effet, inventé par leur soin scrupuleux, le rêve est probablement plus sensé, plus révélateur de notre psyché et de la psychologie de leurs personnages, comme celui d’Aschenbach, dans La Mort à Venise[21], de Thomas Mann. Ce dernier lui faisait en effet rêver de son bel apollinien Tadzio sous les traits d’un dangereux Dionysos, avertisseur de son illusion et de son désir pas seulement éthéré.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
La partie sur Mondes invisibles fut publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2023
[1] Ovide : Les Métamorphoses, XI, XIV, traduction Desaintange, Crapelet, 1808, T 3, p 585.
[2] Gérard de Nerval : Œuvres, Aurélia, Le Club Français du Livre, 1952, p 159.
[3] Synesius de Cyrène : Œuvres, Hachette, 1878. Eloge de la calvitie, Arléa, 2004.
[5] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 63, 64, 105, 220, 233, 275, 351, 369, 377.
[6] Michel Foucault : Subjectivité et vérité, EHESS Gallimard / Seuil, 2014, p 52-53, 55, 57-58.
[7] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 396.
[8] Sigmund Freud : L’Interprétation des rêves, PUF, 1987, p 338-339, 527.
[10] Walter Benjamin : Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Champs Flammarion, 2008.
[11] Walter Benjamin : Rêves, p 15, 21, 25, 73, 76, 115.
[13] Avicenne : Le Livre de science, Les Belles Lettres, 2007, II, p 82, 84.
[14] Louis Pauwels : Le Matin des magiciens, Gallimard, 1960.
[16] Romantisme noir, Cahier de l’Herne, 1978.
[18] Jean Paul Richter : Siebenkäs, Aubier Montaigne, 1963.
[19] Madame de Staël : De l’Allemagne, Garnier, 1874, p 369-371.
[20] Jean Paul Richter : Choix de rêves, José Corti, p 146, 2001.
[21] Thomas Mann : La Mort à Venise, Fayard, 1987.
Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.
Photo : T. Guinhut.