Photo : T. Guinhut.
Claude Quétel : Tout sur Mein Kampf, Perrin, Tempus, 256 p, 8 €.
Didier Durmarque : Phénoménologie de la chambre à gaz,
L’Âge d’homme, 168 p, 17 €.
Comment digérer les excréments de l’Histoire ? Les livres maudits ne le sont pas pour tout le monde. Ils eurent et ont toujours leurs enthousiastes, glissant de sibyllins éloges, poussant d’inépuisables éructations d’admiration. Quoique soient plus aisément disponibles d'autres manifestes, marxistes ou théocratiques, ils ne subissent pas comme Mein Kampf, du moins en France, l’étrange discrimination qui lui est faite. Chacun de ces opuscules présente une dimension totalitaire explicite, voire génocidaire, et pourtant il serait le seul à menacer d’un scandale une nouvelle traduction chez un éditeur patenté. Faut-il lire Mein Kampf, d’Adolf Hitler, puisqu’il faut le renommer ? Le pensum vaut son pesant d’or documentaire, historique, tant vaut son poids de fange antilibérale et antisémite. En attendant d’en consulter une traduction soignée et judicieusement annotée, il est permis de lire Tout sur Mein Kampf, de Claude Quétel, avec le profit de celui pour qui les abominations de l’Histoire peuvent nourrir la pensée juste. Tout en affirmant combien la ligne est directement tracée entre le gros torchon d’Hitler et les chambre à gaz, dont Didier Durmarque décline la « phénoménologie ».
Tombé dans le domaine public depuis janvier 2016, et à ce titre facilement disponible outre-Rhin dans une édition judicieusement annotée, contextualisée, qui voisine les 2000 pages et conquit les historiens[1], le brûlot de celui qui aimait faire brûler des livres sur les places publiques, est censé paraître chez Fayard. Mais devant les cris d’orfraie des bonnes âmes qui craignent de revoir l’ouvrage servir de talisman satanique et d’inspirateur, l’éditeur retarde la chose avec pusillanimité, alors que le traducteur Olivier Manonni avoue avoir effectué un travail que l’on devine « accablant » (c’est son propre terme) et que l’on ne peut douter du sérieux scrupuleux de son éthique si l’on connait le colossal talent qu’il mit au service du philosophe Peter Sloterdijk[2].
Certes le volume écrit en 1924 par le plumitif nazi en chef n’est pas le nec plus ultra du nazisme, ni la totalité de la doctrine, tant il faut la compléter avec le secours de ses sources historiques, philosophiques, de ses discours et entretiens ; il n’est qu’un ramassis passablement organisé de tout ce qui trainait à l’époque de racisme et d’antisémitisme, de nationalisme et de militarisme, de fantasme d’espace vital, de race aryenne et de grande Allemagne… Entre l’autobiographie égocentrique et l’invective, entre la géopolitique et l’obsession, entre la vulgarité de l’expression et la médiocrité de la syntaxe, le cœur du lecteur balance aux deux extrémités de la curiosité et de la nausée, même si le projet génocidaire est habilement camouflé, et cependant déductible du manifeste politique. C’est selon le traducteur « illisible » : « Je considère qu'il n'y a aucun risque à ce qu'il devienne un livre de chevet comme je l'entends dire[3] ». Espérons qu’il ne s’agisse pas d’un vœu pieux, tant il a inspiré les élites et les soldats du Reich dans leurs guerres de conquête et leur « solution finale ». Espérons également que voir un tel objet trôner en librairie ne concoure pas à lui donner une aura de respectabilité ou un parfum de transgression, qui attireraient les détraqués, les néo-nazis en herbe, les antisémites criards. En d’autres termes, seul les convaincus seront persuadés.
Il est difficile d’accorder quelque talent d’écrivain à l’auteur de Mein Kampf. Si les chaotiques manuscrits des deux tomes, « bourrés de fautes, d’incohérences, de redites », souligne Claude Quétel, durent être polis par ses collaborateurs, voilà un texte boursouflé, interminable, d’une logique méandreuse, réuni en un seul volume en 1930. Cependant, quoique indéniablement dérangé, ce n’est pas un fou qui écrit, mais un leader politique sûr de lui, innervé par un programme dictatorial,qui définit son projet national et stratégique, et vomit de surcroit son fiel judéophobe à tour de pages, à moins qu'en cela même consiste la folie. Quittons la seule tératologie pour accéder à l’examen politique et historique.
Si mythe il y a, rien ne vaut, à condition d’être autant que faire se peut sensé, cette lecture pour le faire tomber de son piédestal pourri. On mesure mal les conditions du succès politique et d’édition d’un tel histrion et d’un tel torchon : fallait-il qu’il rencontre ainsi l’horizon d’attente du lecteur et électeur allemand en fouillant et exhibant ses pires instincts ?
La réception en France de Mon Combat fut plus molle. Alors qu’Hitler souhaitait éviter la divulgation de ses plans de conquête, la traduction fut en 1934 publiée sous l’égide à la fois de Charles Maurras et de la Ligue contre l’antisémitisme, ce qui est un oxymore, de façon à mieux faire connaître la doctrine, autant pour l’apprécier que pour une mise en garde : hélas les députés, sénateurs et intellectuels qui la reçurent ne la lurent pas. Hitler fit en 1938 paraître une traduction expurgée, euphémisée, non sans intenter un procès qui aboutit à la destruction du stock des Nouvelles Editions Latines, qui en fit secrètement tirer ensuite quelques milliers d’exemplaires à destination de la Résistance.
« Sapere aude, ose savoir ![4] », disait Kant. Il faut en effet lire Mein Kampf, qui n’a jamais été interdit en France. Y compris dans les manuels scolaires. L’interdire reviendrait à glisser sur une pente savonneuse qui voudrait celer tout texte où le mal apparait jusqu’en sa dimension programmatique. Il est d’ailleurs le plus simplement du monde disponible en PDF[5], du moins environ une moitié, dans une traduction qui ne vaut pas celle à venir d’Olivier Mannoni
Le torchon est bien un texte qui, dès sa première page, pousse à la guerre : « Une heureuse prédestination m'a fait naître à Braunau-am-Inn, bourgade située précisément à la frontière de ces deux Etats allemands dont la nouvelle fusion nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie, à poursuivre par tous les moyens. L'Autriche allemande doit revenir à la grande patrie allemande et ceci, non pas en vertu de quelconques raisons économiques. Non, non : même si cette fusion, économiquement parlant, est indifférente ou même nuisible, elle doit avoir lieu quand même. Le même sang appartient à un même empire. Le peuple allemand n'aura aucun droit à une activité politique coloniale tant qu'il n'aura pu réunir ses propres fils en un même Etat. Lorsque le territoire du Reich contiendra tous les Allemands, s'il s'avère inapte à les nourrir, de la nécessité de ce peuple naîtra son droit moral d'acquérir des terres étrangères. La charrue fera alors place à l'épée, et les larmes de la guerre prépareront les moissons du monde futur. […] C'est seulement lorsque ceci sera bien compris en Allemagne, quand on ne laissera plus la volonté de vivre de la nation s'égarer dans une défense purement passive, mais qu'on rassemblera toute notre énergie pour une explication définitive avec la France, et pour cette lutte décisive, qu'on jettera dans la balance les objectifs essentiels de la nation allemande, c'est alors seulement qu'on pourra mettre un terme à la lutte interminable et essentiellement stérile qui nous oppose à la France ; mais à condition que l'Allemagne ne voie dans l'anéantissement de la France qu'un moyen de donner enfin à notre peuple, sur un autre théâtre, toute l'extension dont il est capable. » Voilà qui a le triste mérite d’être clair !
Adolf Hitler use d’un darwinisme de pacotille en sa théorie des races supérieures et inférieures : « lorsque l'Aryen a mélangé son sang avec celui de peuples inférieurs, le résultat de ce métissage a été la ruine du peuple civilisateur ». Le délire s’amplifie en toute hyperbole éhontée : « L'Aryen est le Prométhée de l'humanité ; l'étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux ».
En regard, il use de la diffamation des Juifs à l’envi : « Les Juifs ne sont unis que quand ils y sont contraints par un danger commun ou attirés par une proie commune. Si ces deux motifs disparaissent, l'égoïsme le plus brutal reprend ses droits et ce peuple, auparavant si uni, n'est plus en un tournemain qu'une troupe de rats se livrant des combats sanglants. Si les Juifs étaient seuls en ce monde, ils étoufferaient dans la crasse et l'ordure ou bien chercheraient dans des luttes sans merci à s'exploiter et à s'exterminer, à moins que leur lâcheté, où se manifeste leur manque absolu d'esprit de sacrifice, ne fasse du combat une simple parade. » Plus loin, le Juif « est et demeure le parasite-type, l'écornifleur, qui, tel un bacille nuisible, s'étend toujours plus loin, sitôt qu'un sol nourricier favorable l'y invite. L'effet produit par sa présence est celui des plantes parasites : là où il se fixe, le peuple qui l'accueille s'éteint au bout de plus ou moins longtemps […] C'est une véritable sangsue qui se fixe au corps du malheureux peuple et qu'on ne peut en détacher […] Il empoisonne le sang des autres, mais préserve le sien de toute altération. […] La ruine de la personnalité et de la race supprime le plus grand obstacle qui s'oppose à la domination d'une race inférieure, c'est-à-dire de la race juive. […] sa vilenie est tellement gigantesque qu'il ne faut pas s'étonner si, dans l'imagination de notre peuple, la personnification du diable, comme symbole de tout ce qui est mal, prend la forme du Juif. […] Ce furent et ce sont encore des Juifs qui ont amené le nègre sur le Rhin ». En toute logique tordue, l’on en arrive à la conclusion : « L'Etat raciste national-socialiste […] Un Etat qui, à une époque de contamination des races, veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de la sienne, doit devenir un jour le maître de la terre. » Notons que nous avons corrigé ici d’évidentes coquilles du texte, bien peu soigné, en PDF.
Contre-vérités, argumentation illogique, incompréhension de la culture juive, ressentiment, insultes baveuses, pulsion guerrière et meurtrière, rien ne manque donc au service d’une idéologie aryano-allemande expansionniste, conquérante, aux dépens des peuples voisins, et au premier chef du Juif qui n’est digne que d’être éliminé. Tout cela sous la gouverne d’un seul guide : Adolf Hitler tel qu’en lui-même. Mais un tel discours flatte un peuple déçu par l’issue de la Première Guerre mondiale, par le parlementarisme, par la crise économique ; la démagogie permet d’exalter une race (qui n’existe pas) et un avenir collectif radieux, en projetant son ressentiment sur un bouc émissaire privilégié : le Juif.
À l’occasion de cette édifiante lecture, il s’avère que le bateleur de taverne n’écrit pas si mal que cela, du moins du seul point de vue rhétorique, hors de toute considération intellectuelle et morale, bien évidemment, alors qu’il est « le mal radical inné dans la nature humaine », pour reprendre la formule de Kant[6].
Aussi est-il bien nécessaire de d’appliquer la jurisprudence de la Cour d'appel de Paris de 1979, qui subordonnait la parution à un avertissement ainsi libellé: « Le lecteur de Mein Kampf doit se souvenir des crimes contre l'humanité qui ont été commis en application de cet ouvrage et réaliser que les manifestations actuelles de haine raciale participent de son esprit. » Or le monde arabe ne s’embarrasse pas de tels scrupules, puisque le volume y est un succès de librairie, aux côtés de l’imbécile et faux Protocole des Sages de Sion, alimentant le sentiment qu’il faut achever le travail d’holocauste si bien commencé par Hitler. L’on se rappelle d’ailleurs que le grand Mufti de Jérusalem, Huseyni (qui était l’oncle de Yasser Arafat), vint à Berlin rencontrer le Chancelier, qu’il avait recruté des troupes musulmanes bosniaques au service de la Waffen SS. Curieusement le Japon, produisant un Main Kampf manga, obtint un joli succès auprès de sa jeunesse, sans préjuger du degré de prosélytisme de la chose…
Lire Mein Kampf, du moins quelques pages bien senties, fait donc partie d’une éducation à la Shoah et au totalitarisme. Education hélas impossible dans Les Territoires perdus de la République, car l’on peut, dans les collèges de Seine-Saint-Denis, « maintes fois constater un antisémitisme souvent présent, parfois virulent, de la part d’élèves issus majoritairement de l’immigration maghrébine[7] », selon le témoignage de Iannis Roder.
Tout sur Mein Kampf, l’hyperbole est évidente, cependant prometteuse si le livre est synthétique. Et c’est bien le cas. Claude Quétel prend le soin de replacer le livre dans son contexte historique, dans celui de la biographie d’Hitler, dont la figure du führer dépend de l’attente d’un chef héroïque « venu du peuple et des tranchées ». Il note que « le terme de « Juif » ou de « juiverie » est celui qui revient le plus souvent dans Mein Kampf, 446 fois ». Par exemple « le Juif sanguinaire et tyran des peuples », qui est la « tuberculose raciale ». Aussi le torchon, qui se dresse au fronton de l’humanité à l’instar d’un livre saint, est l’expression d’un « antisémitisme de combat », d’un « Etat racialiste », animé par un « fanatisme qui fouette l’âme de la foule », tout cela pour reprendre les mots du propagandiste furieux (qui se compare sans mégoter à Alexandre le grand), par ailleurs obsédé par « l’hydre française » et par une croisade contre le « judéo-bolchevisme ». Une fois ce double nettoyage et l’espace vital conquis, le paradis aryen serait à portée de main, car le national-socialisme est bien une utopie[8] affichant son indéniable totalitarisme.
Pour avoir lu (quoique parfois en diagonale, on le pardonnera) la traduction disponible de l’indigeste pavé, l’auteur de ces modestes lignes est en mesure d’assurer au lecteur que le travail de Claude Quétel est non seulement fiable, mais plus intéressant que le livre incriminé, tant il en assume une contextualisation et une critique judicieuse. Aussi s’intéresse-t-il à la diffusion de l’opus coupable, à la question de savoir si les Allemands l’ont véritablement lu, à l’ignorance de la France, puis à la postérité entre oubli et influence, n’ignorant pas le grand succès en arabe, de l’Egypte au Liban, et surtout en Turquie où il est un bréviaire…
« Mein Kampf annonce-t-il les crimes à venir ? », s’interroge-t-il. Hitler est clair à cet égard, associant le « Juif cosmopolite » et une « effusion de sang » promise. Mais la planification logistique au service de la chambre à gaz n’y est pas mentionnée. Et Claude Quétel ne tient pas le passage suivant pour preuve : « Si l’on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois douze ou quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés […] le sacrifice n’eût pas été vain ». Pourtant, y compris lorsqu’en 1939 Hitler eut menacé de réussir « l’anéantissement des Juifs d’Europe », le robinet semble ouvert par l’hitlérienne main depuis les tranchées de 14-18 jusqu’à Auschwitz…
Il n’est donc pas absolument évident de faire le lien direct entre Mein Kampf et la Shoah. Suivre le fil baveux de la haine obsessionnelle de son concepteur ne parait d’abord pas tracer directement le chemin des chambres à gaz : aucun génocide n’y est explicitement programmé. Cependant l’abondance du champ lexical des plus bas animaux, de l’infection, « pourriture », « bacilles », « abcès », « parasite », « rats » et autres « vermines », laisse entendre l’impérieuse nécessité de l’éradication. Les Juifs chez Hitler ont tous les vices, principalement d’être antipatriotiques, au point que la haine génocidaire puisse affecter de paraitre rationnelle : « Un grand mouvement qui s’était dessiné parmi eux [les Juifs] et qui avait pris à Vienne une certaine ampleur, mettait en relief d’une façon particulièrement frappante le caractère ethnique de la juiverie : je veux dire le sionisme. » La phobie psychotique est suffisamment partagée en son temps pour que le rejet du bouc émissaire du malheur allemand prenne comme une glue inexorable.
L’on a récemment retrouvé un hallucinant document de 1944, venu de la bibliothèque personnelle d’Hitler : Statistik, Presse und Organisationen des Judentums in den Vereinigten Staaten und Kanada (Les statistiques, la presse et les organisations juives aux Etats-Unis et au Canada), sous la plume d’Heinz Kloss. Il montre qu’Hitler, pensant vaincre les Etats-Unis et le Canada, programmait une seconde Shoah.
« La chambre à gaz comme métaphysique et nouveau Sinaï »… Diantre, un tel sous-titre ne fait pas dans la modestie ! Mais Didier Durmarque, l’auteur de Phénoménologie de la chambre à gaz a les moyens de son ambition, à l’aide d’audacieuses et pertinences analyses et perspectives.
L’essayiste ne peut échapper à la dimension technique du monstre : entre « invention » et « solution », il y a à la fois une continuité et une rupture sémantique, rupture de plus ontologique. L’on se doute qu’il est ici fait appel à des philosophes de la technique, comme Martin Heidegger et Günther Anders ; pour en montrer le fond le plus noir, la perversion, le scandale : « Il est remarquable que le négationnisme touche principalement la question de la chambre à gaz ». Car elle pointe du doigt l’insupportable, le néant de l’être, quoique cette question ne souligne pas le néant de l’essence de la technique, comme l’envisage l’auteur, puisqu’elle est beaucoup plus au service de la vie que de la mort.
Décidée au début 1942, la « Solution Finale » est un programme d’euthanasie des malades mentaux et handicapés, des Tziganes, et bien entendu des Juifs, sans compter divers détenus russes, polonais, d’abord au moyen du monoxyde de carbone, puis du zyklon B. La gestion des cadavres donne lieu à des témoignages particulièrement macabres, dénonçant le cynisme brutal des Nazis. Le cynisme va jusqu’à la parodie du judaïsme : « À Treblinka, le fronton du bâtiment de gazage était orné d’une étoile de David avec, à l’entrée, une tenture provenant d’une synagogue où était inscrit : Ceci est la porte par où entrent les Justes ». Un Allemand hurla : « Vous allez tout de suite retourner chez Moïse ». Il y faut de plus une industrialisation des crématoriums. Trois millions de Juifs périrent gazés dans le cadre d’un « massacre industriel » auquel contribuèrent non seulement les Nazis patentés, mais des fonctionnaires, des entreprises, au cours d’un processus soigneusement caché. « Atopie » puisque ces lieux ne sont pas censés exister, anomie, puisque disparaissent un groupe et ses valeurs, euphémisme lorsque que les morts ne sont que « Figuren », tout conspire à la disparition, plus que d’hommes, de l’individualité, d’une religion, d’une civilisation, d’un langage. Ainsi la chambre à gaz « est objet d’existence sans être objet d’expérience », qui n’aurait pu être appréhendé sans la littérature. Rappelons que selon Hannah Arendt[9] les camps « dépouillaient la mort de sa signification », quoiqu’il faille bien reconnaître avec Didier Durmarque une « dissociation » entre le camp et la chambre à gaz.
En conséquence du « royaume millénariste du totalitarisme technique », selon Anders, l’on s’engouffre dans l’insistance du « silence de Dieu », car dès lors « la question de l’Être n’est ni religieuse, ni métaphysique, mais technique ». À cet égard, étant donné l’antisémitisme du piètre philosophe, « la parole heideggérienne est devenue totalement inaudible », ce qu’assène avec pertinence notre essayiste. Au silence de Dieu, le Diable répond-il ? Même pas, s’il y a silence et « sortie de l’Être ». Là est peut-être le « nouveau Sinaï », où se vide l’alliance entre parole de Dieu et celle de Moïse, toutes les deux évacuées… Dans une conversation avec Hermann Rauschning, Hitler le disait lui-même : « Les tables du Sinaï sont périmées ». Peut-on oser dire avec Didier Durmarque : « la chambre à gaz est Dieu » ?
C’est en pensant avec révérence au poème de Rachel Ertel, Dans la langue de personne, que l’essayiste avance les termes de sa réflexion :
« Et au-dessus des chambre à gaz
et des saintes âmes mortes
fumait un solitaire Sinaï éteint[10]. »
Nanti d’une précision encyclopédique et parfaitement documenté, ce bref essai sans jargon, passe avec aisance des faits aux concepts : « La question de l’Être trouve sa solution finale dans l’essence de la technique » est une splendide formule, même si encore une fois, cette essence, d’abord humaniste, fut ici dévoyée. Il ne reste plus qu’à souhaiter que le talent philosophique de Didier Durmarque, qui en toute continuité logique consacra un volume à la Philosophie de la Shoah[11], s’attaque à ce morceau de choix qu’est ce livre parmi les plus antihumanistes de l’Histoire, nous avons, hélas, nommé : Mein Kampf.
Interdire, et pratiquer un autodafé, qui sait par le gaz ? Impossible, il en resterait l’essence, il resterait auréolé par le tabou, alors qu’il ne doit valoir que comme indigeste document historique. « Le livre tombe des mains tout seul », conclue Claude Quétel. Certes, parce que ce dernier est un être aussi sensé qu’humaniste. Mais en d’autres mains, tant il y en a dont l’antisémitisme est viscéral, c’est une autre affaire, en particulier de ceux dont le meurtre de Juifs est consubstantiel à la religiosité. Or l’un des plus gracieux vocables récurrents pour qualifier les Juifs dans le texte d’Hitler est « Ungeziefer ». Signifiant vermine, il est employé par Kafka[12] dans La Métamorphose, paru en 1913, en une sorte de prémonition ; mais aussi « alten Mistkäfer » ou « vieux bousier », voire « vieux scarabée de merde », tel que la femme de charge qualifie Gregoire Samsa, avant de jeter son cadavre aux ordures. Pourtant le rôle écologique des bousiers est aussi considérable qu’indispensable : il s’agit de digérer et recycler les fèces, ici celles de l’Histoire. Hélas il y a tout lieu de croire qu’aucune chambre de désinfection morale ne sera suffisante pour éradiquer les relents abjects et récurrents de Mein Kampf…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Hitler, Mein Kampf. Eine kritische Edition, herausgegeben im Auftrag des Instituts für Zeitgeschichte München – Berlin von Christian Hartmann, Thomas Vordermayer, Othmar Plöckinger, Roman Töppel, München: Institut für Zeitgeschichte, 2016, 1948 p, 59 €.
[3] Le Point, 27-10-2015.
[4] Emmanuel Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? », Œuvres philosophiques, Pléiade, Gallimard, t II, 1985, p 209.
[5] http://tybbot.free.fr/Tybbow/Livres/Hitler/Mein%20Kampf%20%281926%29.pdf
[6] Emmanuel Kant : La Religion dans les limites de la raison, 1, III, Œuvres Philosophiques III, Pléiade, Gallimard, 1985, p 46.
[7] Les Territoires perdus de la République, sous la direction d’Emmanuel Brenner, Pluriel, 2017, p 105.
[10] Rachel Ertel : Dans la langue de personne, Seuil, 1993, p 182.
[12] Voir : De la justice et des avocats kafkaiens : autour du Procès de Franz Kafka et d'Orson Welles
Bousiers. Valle de Hecho, Huesca, Aragon. Photo : T. Guinhut.