T. Guinhut : Contemplation, crayon, gouache et collage sur papier.
Trois vies dans la vie d’Heinz M.
I
Une année sabbatique 2.
Une après-midi morte
Du jour le plus court de l’an.
Un archipel de vie,
Un grand bonhomme de hêtre,
Voudrait se déployer,
Plus loin que la feuille de hêtre du poème.
Où ne reste-t-il qu’à mâcher la poussière d’hiver,
Payer le prix quotidien des morts
Sur la table rase du temps ?
***
D’une poignée pourrie de feuilles
(Ramassées ou crées ?)
Ai-je assez pour un arbre ?
Des arbres dans plusieurs paysages,
Dans ce val vert en bas,
Sur cet aride rocher près du sommet,
Sur des versants divers comme autant de moi…
Cet arbre nain va-t-il grandir ?
En cette saison de vent acide,
Plus une seule feuille lisible aux forêts.
***
Trouvant les baies nourricières gelées,
La neige sale, blafarde,
Traitre pour les doigts et la plume bientôt…
Dépassant la limite des arbres,
La neige nue,
L’homme nu pour le souffle.
Seul sur le dos du Forez,
Horizon nettoyés,
Le craquement mien des empreintes,
L’aspiration à la limite de l’air,
Bien au-dessus du bois de Chorsin,
Oblique, hachuré de noir,
Bien au-dessus du moi rayé,
Troué de blanc vif.
***
Ce n’est qu’un instant d’altitude,
De blancs et de vallonnements,
Les provisions du jour dans le sac...
Une eau nue bue à mains terreuses,
Sans urgence,
Des pommes et des noix trouvées sur la terre,
Au premier froid.
En montant, des noisettes et des cèpes,
Sur la gelée.
Petites réserves
Pour le grand aplat d’en haut, en vide et en neige.
Pourquoi verte, encore et déjà,
Au plus haut bois,
Une feuille de hêtre ?
***
Envisageant le réel,
Ses montagnes rabotées de villes enneigées,
Sous les espèces précises de la lumière
Et sous les espèces noires de l’inconnaissable,
Je me fragmente, je me rassemble,
Et comme un bousier,
Je roule ma boule elliptique,
Mon sac à dos de planètes,
De pensées jeunes et désirantes…
***
Dans le temps, sur la montagne,
Sur la terre boule et bleue dans l’espace,
Quoique ce soit pour éclater la coque du non-vivre…
Une pluie sur la lourdeur touffeuse de l’air,
Une femme-fantasme nymphe et libre et nue
Dans une eau de torrent et de nuée,
Un tremblement de poème
Sur la noix d’encre du sentir…
***
J’ai besoin des images du monde,
Ne serait-ce que la silhouette
D’un château d’eau devant un bois,
Ne serait-ce qu’un journal vieux d’une semaine
Dans un fossé,
Besoin de la literie des hôtels,
Ou d’une botte de paille sous l’auvent d’une grange,
Besoin des boulangeries
(Je pousse la porte,
La patronne se lève dans l’odeur de farine),
J’ai besoin quelquefois du sexe,
Du regard,
Et du toucher d’un autrui.
***
Selon les contraintes,
Le poudroiement d’angoisses et de joies
De la marche,
Vivre m’a semblé mortel
(J’ai pu vérifier qu’il en était ainsi).
Bords escarpés des feuillages,
Roches et fougères à demi-écroulées.
Remontant la vallée de la Maronne
À l’entrée du Cantal,
Le sentier,
Tout à l’heure s’amenuisant,
N’est plus.
Mes pas se démènent et se débattent lentement,
À coups d’écarts et de détours,
Visant le tendre pubis
D’un sommet de Cantal herbacé,
Qu’en métaphore on nomme « Mont de Vénus »,
Bouton de sein physique
Sur le ciel vaporeux.
***
Moi, Heinz M.,
Ayant trouvé un point solide dans l’univers
(« Moi »),
Point mobile dans la fumée du monde,
Comme le frisson dispersé du désir…
Sur la courbe en montée de la départementale,
Les empreintes dessinées du tracteur
Avec terre, herbes et coquillages minimes
Des temps anciens.
***
Avec mes mots de bric et de broc,
Le cône disséminé de mes phonèmes,
Lèverais-je sur un bout de miroir
La buée de l’aventure ?
Fourrager dans le vide omnivore du moi,
Marcher dans le mouvement du vers,
Construire dans le grand massif ajouré du poème…
Petite cabane devant l’espace,
Peut-être dans la lumière
Et l’ange du poème :
Le vert de ses ailes,
Un mouvement de branches et de feuilles
Sur le soleil.
***
Un moi gonflé de paroles,
Crapaud croassant dans le rien,
Cherchant l’amicale femelle,
Saura-t-il
Ce peu de tintinabulement
Sur le dedans noir des tombes,
Sur l’étang noir des Dombes ?
***
Inquiétude de midi
Au lieu de la certitude solaire,
Moi qui me vanterais presque
De toucher à la sérénité…
Peut-être ne s’agit-il que du manger et du boire,
Ou du visage d’une femme entre deux amandes de la vision…
Me faut-il être prêt à saisir le soleil par les cuisses
Aux trouées d’un stratocumulus ?
Ridicule pour courir le féminin cosmos
Et boire quelque part le suc d’accomplissement…
***
Matin d’herbes et de rosée,
De fils de la vierge dans le soleil,
Je désire vivre clair.
Matin à chaque fois lustral,
Cette impression non révolue…
Me suis-je levé pour l’amour des plantes et des corps,
Pour le versant mêlé
Des accidents, des hasards ?
Sur un univers qui n’a pas de pourquoi,
Champ ouvert et fraîchement labouré de Limagne,
Une mouette blanc vif, incongrue,
Remue.
***
Et cet arbre,
Parce qu’il est lointain,
Effilé,
Et plus haut…
Un petit arbre jaunissant,
Un rapace tournant.
On pourrait y rester tout un instant.
Comme sur un moi un souffle d’hiver
Alternant avec l’été
Sur des décennies de bois noirs et verts…
Voir : Trois vies dans la vie d'Heinz M.
Thierry Guinhut
Vers publiés dans la revue Paysages écrits, juin 2016.
Une vie d'écriture et de photographie
Valle de Roda de Isabena, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.